mardi 30 septembre 2014

" Le thé aura le goût du sang "

 Vera
Elizabeth Von Arnim


10/18, 2000.

Quelques mois après la mort mystérieuse de Vera, Everars Wemys se remarie avec Lucy, de vingt ans sa cadette. Mais le souvenir omniprésent de Vera, les doutes relatifs à sa mort (accident, suicide, voire crime ?) font planer sur le couple, qui s'est installé à la campagne, dans la grande maison où eut lieu le drame, une ombre noire que ni l'un ni l'autre ne parviendront à chasser.
Après avoir lu Vera, Bertrand Russell, alors beau-frère d'Elizabeth von Arnim, avoua : "J'ai donné à mes enfants un conseil de prudence : n'épousez jamais une romancière" .

GROS GROS coup de coeur!
J'ai mis beaucoup de temps à lire Elizabeth Von Arnim (alors que j'avais noté les titres de ses romans depuis un quart de siècle), mais on peut dire que notre rencontre fut passionnée. Il me faut toutes ses œuvres ... Voilà, ça c'est dit!
Vera fait parti de ces romans qui me font me demander comment peut-on ne pas aimer lire. En toute honnêteté, si on aime être chamboulé, émue, intriguée, si on aime frissonner, espérer, avoir le souffle court, se plonger physiquement dans un autre univers, un autre monde ... comment diable peut-on affirmer "non, je n'aime pas lire!". Comme je suis heureuse d'être tombée dans la marmite étant petite ... et comme je plains les gens trop adroits et équilibristes qui sont restés bien stables et n'ont pas eu la chance d'y chuter. 
La toute première partie du roman commence comme Rebecca de ma chère Daphné du Maurier. La comparaison est inévitable. Mais elle s'arrête vite. Car Elizabeth Von Arnim prend un tout autre chemin. Cette grande dame est futée et mène son lecteur par le bout du nez. Je n'ai rien vu venir. Les premiers chapitres étaient distrayants, bien écrits ... j'attendais sagement la suite. Puis, le roman devient tout simplement impossible à refermer. La manière dont Von Arnim installe l'intrigue, fait monter la pression et le suspense tient tout simplement du génie. Mais pourquoi cette auteure est-elle si peu connue? La façon dont elle met en lumière le caractère si complexe d'Everard est sublime. Je reste ébahie. Toute la seconde et dernière partie du roman m'a glacée le sang. Et cette fin! Si intelligente et subtile. 
Vera est un roman assez court et pourtant, en peu de mots, E. Von Arnim nous plonge dans les pièces si étranges et lugubres des "Saules". On s'y sent enfermé, on étouffe. Tout est maîtrisé de bout en bout. 
Hormis Everard, on croise également la douce Lucy (que j'ai parfois eu envie de gentiment secouer) et l'épatante Miss Entwhistle. Bien sûr, il y a aussi Vera qui tout comme la Rebecca de Du Maurier est un personnage omniprésent.
J'ai souvent entendu parler de l'humour fin des écrits d'Elizabeth Von Arnim, notamment dans Avril enchanté. Autant vous dire qu'on ne le croise pas dans Vera. Bien que l'écriture ne soit absolument pas glauque et qu'une certaine fraîcheur s'en dégage, l'histoire de ce roman est profondément triste. Je vais avoir beaucoup de mal à ne plus penser à Lucy et à Vera. Elizabeth Von Arnim a une imagination folle. Son histoire est à la fois terriblement simple et réaliste, mais aussi  incroyable et (disons-le) flippante. 
Et puis, il y a toutes ces petites réflexions sur la vie, ces analyses très fines, discrètes mais justes et pertinentes : "Et puis, elle n'était plus jamais seule. /.../ Toute sa vie, elle avait connu de ces moments de solitude qui aident, par exemple, à se remettre d'une trop grande tension nerveuse. Ce n'était plus le cas. Il s'était toujours trouvé des endroits où elle pouvait se reposer tranquillement, sans craindre d'être dérangée. Ce n'était plus le cas. " (p117) ; " Et pourquoi aurait-elle envie de rire, pensa Lucy, sinon de crainte de pleurer? " (p148). 
Et aussi, de jolies réflexions sur la littérature et les livres : "Cela n'est-il pas décourageant? demanda Lucy, qui était habituée à une intimité absolue avec les livres, des livres qui traînaient partout, débordaient des rayons, des livres dans chaque pièce, des livres toujours accessibles, amicaux, des livres qu'on lit à voix haute, qui s'ouvrent à la page familière. " (p157).
Et aussi ... 
Bon, d'accord, je me tais! 
Lisez-le c'est tout! Quant à moi, je file acheter les autres romans de cette plume incroyable. 

""Le livre, tombé des mains de Lucy, était encore ouvert, à ses pieds. Si c'est là le soin qu'elle prend des livres, il ferait bien de réfléchir avant de lui confier la clef de la bibliothèque vitrée, pensa-t-il. C'était un livre de Vera. Vera, de toute façon, ne prenait aucun soin de ses livres; elle ne cessait de les relire. Il se pencha, afin d'en voir le titre, voir ce à quoi Lucy avait pu attacher plus de prix qu'à sa conduite envers son mari, durant cette journée. Les hauts de Hurlevent. Il ne l'avait jamais lu, mais il se souvint d'avoir entendu dire que c'était une histoire morbide. Elle aurait pu trouver mieux à faire pour meubler cette première journée dans sa nouvelle demeure que de le laisser seul pour lire un roman morbide!" 
(Vera, Elizabeth Von Arnim, 10/18, 200, p 188)

(Source image : Tableau de Tamara de Lempicka, Fille de Boris Gorski. blog.amicalien.com)

mardi 23 septembre 2014

" Notre cause est juste, mais on la défend très mal"

Les sirènes de Bagdad
Yasmina Khadra


Pocket, 2007.


Kafr Faram. Un petit village aux confins du désert irakien. On y débat devant la télévision, on s'y ennuie, on attend, loin de la guerre que viennent de déclencher les Occidentaux. Mais le conflit va finir par rattraper cette région où la foi, la tradition et l'honneur ne sont pas des mots vides de sens. Quand une nouvelle humiliation vient profaner ce qu'un Bédouin a de plus sacré, alors s'ouvre le temps de la colère et de la riposte. Seul le sang pourra laver ce qui a été souillé...

Avec Les sirènes de Bagdad, j'ai été violemment confrontée à l'Histoire, à notre Histoire. En tant que lectrice de "classiques" essentiellement, les romans que je lis parlent d'époques que je n'ai pas connues. Et j'aime les romans historiques se passant au Moyen Âge, à la Renaissance ou toute autre période assez éloignée de la mienne. Il est très rare que je lise des romans parlant de l'actualité. 
Les sirènes de Badgad m'a fait mal. Si ma génération a bien connu une grande tragédie historique, c'est bien les attentats du 11 septembre et tout ce qui a suivi. Et là, je me suis retrouvée à lire une histoire profondément actuelle, terriblement réelle. On ne peut pas allumer la télé ou lire un journal sans que l'on constate la déchirure de plus en plus importante entre l'Orient et l'Occident. Des bombes, des exécutions, des civils tués, ... 
J'ai lu que le journal Le point avait écrit sur Yasmina Khadra qu' "avec subtilité, il ne donne aucune réponse, mais à voir et à comprendre". Je trouve cela très juste. Ce qui m'a chamboulée dans la lecture de ce texte, c'est de prendre davantage conscience du puits sans fond dans lequel l'Orient et l'Occident sont tombés. La paix est-elle encore envisageable? En refermant ce roman, on ressent un grand sentiment d'impuissance et de pessimisme. Les deux camps ont raison ... les deux camps ont tort. Tous se plongent dans la violence, la mort et la terreur. Les sages, les éclairés ne sont malheureusement plus écoutés. 
J'ai compris, à travers l'histoire du héros, pourquoi certains irakiens, pourtant pacifiques, se retrouvent kamikazes. Les dérapages et les excès de l'armée américaine ont fait naître dans le cœur de certains irakiens une haine qui pourtant n’existait pas avant. La sagesse n'est plus possible, l'appel à l'apaisement, non plus. Ils tombent dans un cercle vicieux de violence et de terrorisme. Oui il y a les fanatiques, les fous, les partisans de la haine : "Les agissements des fedayin nous rabaissent aux yeux du monde ... Nous sommes les Irakiens, cousin. Nous avons onze mille ans d'histoire derrière nous. C'est nous qui avons appris aux hommes à rêver." (p 173). Mais pour la plupart et c'est ce que nous montre Yasmina Khadra, ce sont des hommes blessés, humiliés et surtout totalement perdus. L'auteur ne dénigre personne. L'Orient comme l'Occident, tout le monde est submergé, dépassé par ce conflit. La seule condamnation qu'il prononce, celle de l'ignorance ... entraînant la violence. 
J'ai ressenti la colère des irakiens face à notre mépris : " Ils nous prennent pour des attardés /.../. Nous les Arabes, les êtres les plus fabuleux de la terre, qui avons tant donné au monde, qui lui avons appris à ne pas se moucher à table, à se torcher, à cuisiner, à calculer, à se soigner ... Qu'ont-ils gardé de nous, ces dégénérés de la modernité? Une caravane de dromadaires enfaîtant les dunes au coucher du soleil? Un poussah en robe blanche satinée et en keffieh claquant ses millions dans les casinos de la Côte d'Azur? Des clichès, des caricatures, ... " (p 140).
Bien que le sujet soit traité avec beaucoup d'intelligence, l'écriture de Yasmina Khadra en elle-même ne m'a pas tout à fait convaincue. Il écrit de façon fluide et efficace, mais j'ai ressenti un manque de naturel, de spontanéité qui m'a laissée perplexe. Que ce soit dans la narration parfois un peu trop intellectuelle et pompeuse ou les dialogues qui se veulent familiers, mais qui au final, manquent de simplicité, le style est parfois trop prétentieux. 
C'est extrêmement difficile de parler d'un sujet si actuel. Ce que j'ai aimé dans ce roman, c'est que Yasmina Khadra remet les choses à leur place. Je ne supporte pas les amalgames. Les intégristes sont dangereux, toute forme de fanatisme est à détruire. Mais ne les confondons pas avec les musulmans. Et l'auteur ne parle pas que des Arabes. Il parle aussi les occidentaux. Non, ils ne sont pas tous racistes et persuadés de leur surpuissance. La plupart d'entre eux ne sont que des femmes et des hommes qui espèrent la paix et vivre tranquillement ... comme nous le rappelle les sublimes dernières pages du roman. 
Un roman à la fois très beau, prônant la paix et la sagesse, mais atrocement pessimiste et noir. J'ai vécu difficilement le fait de lire quelque chose de si actuel et près de moi, de mon Histoire. Je n'étais plus dans des récits de chevaliers, de rois, de complots de couloirs et empoisonnements, mais bien dans les attentats suicides, les décapitations et autres horreurs quotidiennes.
Un livre important à lire

Ce qui était terrifiant, dans cette histoire, était l'aisance avec laquelle je passais d'un univers à l'autre sans me sentir dépaysé. C'est d'une facilité ! Je m'étais couché garçon docile et affable, et je m'étais réveillé dans la chair d'une colère inextinguible. Je portais ma haine comme une seconde nature ; elle était mon armure et ma tunique de Nessus, mon socle et mon bûcher ; elle était tout ce qui me restait en cette vie fallacieuse et injuste, ingrate et cruelle."
(Les sirènes de Bagdad, Y. Khadra, Pocket, 2007)

(Sources image : lecourrierdumaghrebetdelorient.info)

samedi 20 septembre 2014

Swap entre amies!

Chaque année depuis 3 ans, mon amie du blog Un livre Un thé et moi-même nous envoyons un colis Swap. Pour se chouchouter, partager, se faire plaisir, ... Nous nous connaissons depuis des années et malheureusement nous habitons loin l'une de l'autre depuis la fin de l'université. Avec ce petit swap annuel (et bien d'autres choses ... heureusement), nous nous rapprochons le temps d'un instant. 
Le 1er swap avait pour thème la littérature américaine. L'année dernière, il s'agissait de celle des pays froids. Cette fois, nous avons choisi le thème "Pluri'elles", un hymne aux femmes ...  qu'elles soient écrivains ou héroïnes. 
Et ma chère amie a préparé un joli colis tout en douceur et en féminité. 


Déjà, on commence par bien s'installer au calme (enfants au lit, café, carré de chocolat) et c'est parti pour un moment de pur égoïsme et de bonheur (et ça fait tellement de bien). 


De charmants petits paquets orangés, numérotés et portant un petit mot chacun sont apparus. Et voilà ce qui se cachait dedans ...  


... de bien jolies et délicates attentions.

Côté gourmandise, des madeleines de Proust. Ma chère amie me connaît bien et mon admiration pour Proust ne lui est pas inconnue (puisque nous avons connu l'Illumination ensemble!). Je vais me régaler au goûter tout à l'heure. Pour l'accompagner, du thé bio du Jardin de Gaïa, le "thé des mamans" qui a l'air gourmand à souhait. Je le boirais dans la si belle tasse qu'elle m'a offerte. Je la trouve sublime. Et si j'ai le malheur de renverser quelques gouttes de thé durant ce goûter, j'ai de bien jolies serviettes "so british" pour réparer cette maladresse. 
Côté bricoles, j'ai trouvé un drôle de marque-page que j'ai trouvé juste génial, un beau petit cœur à accrocher où je veux (dans la chambre de Romanzina sûrement) et un carnet rose plein de bonne humeur.  
Côté romans, j'ai été bien trop gâtée. J'ai ouvert Mille femmes blanches en premier, un roman que je désire lire depuis bien longtemps. Puis, j'ai eu la joie de voir Les filles de Hallows Farm. J'ai hâte de le commencer. Ma tendre amie en garde un superbe souvenir, elle m'avait donnée très envie de le lire à l'époque. En troisième, j'ai vu le nom de Von Armin et mon coeur a fait un bond. Depuis le temps que je tourne autour de cet auteur. J'ai désormais Vera dans ma bibliothèque. Le quatrième fut Un thé au Sahara (édition accompagnée du film de Bertolucci), encore une lecture notée depuis un siècle dans mon carnet. Et enfin, La poursuite de l'amour de Mitford, une nouvelle plume à découvrir, souvent croisée, mais encore jamais lue. 

Bref, un sublime colis, délicat et soigné ... comme toujours. 

J'espère de tout cœur que celui que j'ai préparé pour toi soit aussi apprécié. 
Merci mille fois pour ce moment de détente et de plaisir. Je me suis enfermée dans ma petite bulle et ce fut un délice. J'en avais grand besoin ... 

Merci du fond du cœur! 

mardi 9 septembre 2014

" Elle n'avait jamais beaucoup aimé les livres car ils ne parlaient pas d'elle. "

Angel 
Elizabeth Taylor

Rivages poche, 1991.

Ce qu'Elizabeth Taylor a montré à travers ce récit haletant mieux qu'à travers toute prose moralisante, ce sont les dangers, les pièges de la littérature-miroir, qui s'enferme en sa propre ignorance et flatte chez le lecteur ses instincts de fuite égoïste. Angel raconte la grandeur et décadence d'une adolescente mythomane, qui deviendra l'un des auteurs les plus connus de son temps. A travers cette fresque où revit la belle campagne anglaise /.../, c'est : la littérature qui endort et abêtit, la médiocrité des aspirations, la sottise des illusions jamais perdues, l'entêtement des natures tyranniques qui se croient invulnérables - l'aveuglement, en un mot, de ceux qui ne veulent pas savoir. " (Extrait de la préface de Diane de Margerie)

Elizabeth Taylor m'avait charmée l'année dernière avec son simple mais touchant Mrs Palfrey Hôtel Claremont. Je me souviens d'une écriture juste, vraie, montrant avec finesse les questionnements humains, l'isolement, la tendresse. Grâce à l'enthousiaste avis de Shelbylee sur Angel, une envie viscérale de m'y plonger à mon tour m'a saisie. Et tant mieux, car je viens de passer 5 jours passionnants. 
Autant le dire tout de suite, Angel se dévore. Véritable "page-turner", j'ai englouti cette histoire passionnante et prenante. On pourrait, à tort, croire qu'Angel est un texte sentimental (une jeune et pauvre jeune fille, devenant riche et épousant l'homme qu'elle aime, et blabla), mais on ferait une terrible erreur. Le roman d'Elizabeth Taylor est tout le contraire. Son héroïne est franchement exécrable et antipathique, son histoire cruelle et même sordide dans la dernière partie et sa plume ne tombe jamais dans le mélodrame ou la mièvrerie, mais au contraire, nous offre des pages assez sobres, simples et fines
Avouons que l'on préfère en général des personnages auxquels s'identifier, des héros passionnés, non sans défauts certes mais agréables tout de même. Je trouve les auteurs choisissant intentionnellement des personnages aux caractères spéciaux et repoussants, très courageux et particulièrement intelligents. Dans la lignée d'Emma ou de Scarlett O'Hara, E. Taylor nous présente une héroïne égoïste, capricieuse, menteuse, bornée .... Il est très difficile d'aimer Angel. D'ailleurs, je ne l'ai pas aimé. Mais on la prend en pitié, on admire son obstination et sa confiance (son aveuglement?) absolue en elle-même. J'ai aimé la façon dont elle se réfugie dans son imagination. Elle est touchante dans sa façon d'écrire : " Angel ne remarqua rien. Elle était à Saint-Pétersbourg, et ses personnages engoncés dans les fourrures filaient en troïka sur la neige sans fin. La révolution russe avait enflammé son imagination : c'étaient de grandes scènes animées, de somptueuses demeures et des seigneurs arrogants, sur fond d'immenses forêts de sapins où erraient des loups, de vastes domaines peuplés de serfs hauts en couleur ; puis des cosaques,  des étudiants tuberculeux, de la musique, des chandeliers, des intrigues et des adultères ; et son thème favori : un destin tragique pour des héros beaux et fiers " (p 267). 
Angel est un roman fin et assez complexe dans son analyse. J'aime la façon très pure d'écrire d'E. Taylor, tout en abordant de grands questionnements, de grands thèmes. Il y aurait beaucoup à dire sur le caractère d'Angel, sa façon de s'évader du quotidien en écrivant, son envie de ne jamais évoquer le passé, sa fierté qui voile ses failles et ses doutes, sa relation aux autres, ... Personne n'arrivera à la cerner complètement, chacun se questionne ... tout comme le lecteur : " Un jour, il aperçut un grand cactus dans la vitrine d'un fleuriste. D'une poussée malingre et hérissée de piquants s'était épanouie une immense fleur inquiétante, solitaire et incongrue, un monstrueux accident. Et il avait songé à Angel" (p 115) ; Derrière ces débordements d'imagination, ce romantisme effréné et cette ignorance, j'ai cru entrevoir de l'acuité et de la méfiance. Elle ne trouve pas, quant à elle, le monde amusant, et elle est aux aguets, prête à empêcher les autres d'y trouver du plaisir - surtout à ses dépens" (p 88). Nous croisons aussi Nora, sa belle-sœur dévouée, ainsi qu'Esmé son mari, un peintre médiocre que j'ai trouvé assez touchant. Certes, il est peu fidèle et assez arrogant, mais j'ai aimé ses tourments, sa culpabilité vis à vis d'Angel. C'est un être très seul et malheureux. Théo, l'éditeur d'Angel, est peut-être le seul personnage "normal" du roman avec sa femme Hermione. Pourtant, je l'ai trouvé assez hypocrite. 
J'ai bien conscience que cet avis est totalement brouillon et mal écrit, mais il y a tant de choses à dire que je m'y perds. Une chose est sûre, la plume d'Elizabeth Taylor est belle, touchante et intelligente et elle mérite de reprendre sa place dans nos bibliothèques. Je vous encourage vivement (vous ordonne même) de dénicher ses œuvres et de les découvrir. Vous rencontrerez une oeuvre nostalgique, délicate et pertinente. 

" - Je crois que le secret de votre pouvoir sur les gens est que vous communiez avec vous-même, non avec vos lecteurs.
Et il s'écarta.
Elle réfléchit une seconde, prit une gorgée de vin, et, les sourcils froncés, lui lança un regard étonné. Elle se demandait comment il avait deviné la vérité sur ses expériences quasi hypnotiques, cet acte de volonté au moyen duquel elle se projetait dans un autre monde dont elle émergeait, au bout d'un certain temps, physiquement recrue. Dans ces moments de fièvre, le lecteur n'existait pas.
- Oui, c'est vrai, dit-elle."
(Angel, E. Taylor, Rivages poche, 1991, p 196)


(Source image : Johann Peter Hasenclever Die sentimentale. largesizepaintings.blogspot.com)

mercredi 3 septembre 2014

" ... Je crie. Je hurle. En silence, comme une muette. Comme une folle. "

 La fabrique du monde
Sophie Van der Linden

Buchet Chastel, 2013.

Aujourd’hui en Chine. Mei, jeune ouvrière de dix-sept ans vit, dort et travaille dans son usine. Elle rêve aussi.
Confrontant un souffle romantique à l’âpre réalité, La Fabrique du monde est une plongée intime dans un esprit qui s’éveille à l’amour, à la vie et s’autorise, non sans dommage, une perception de son individualité.

C'est un roman bien délicat que je viens de terminer. Un texte aussi sensible que les fils de coton qu'utilise Mei, jeune ouvrière chinoise, durant de longues et interminables heures. Les romans contemporains qui me marquent durablement sont assez rares au final. Souvent, j'aime ma lecture, puis au fil des semaines, le souvenir s’estompe ... petit à petit. Bien sûr, certains échappent à la règle et me laissent des images en tête, prenantes, fortes et inoubliables. Tout de suite, je ne sais pas encore dans quelle catégorie classer La fabrique du monde. Je livre donc des émotions spontanées, mes impressions dans l'instant. 
Nous ne savons que peu de choses sur Mei. Sa description physique est inexistante et son histoire nous est livrée par bribes, au gré de ses songes, comme des souvenirs lointains. On pourrait se dire qu'en rajoutant à ça le nombre de page réduit (150), il est difficile de s'attacher à l'héroïne. Et pourtant, en ce qui me concerne, je l'ai adoptée dès les premières lignes. Comment ne pas être touché par cette jeune femme n'étant pas identifiée comme un individu mais comme un outil de production? La vie de toutes ces ouvrières est extrêmement prenante. Sans tomber dans le pathos et en leur redonnant la dignité qu'elles méritent, Sophie Van der Linden nous conte le quotidien terrible de ces femmes qui rêvaient de liberté et d'indépendance. Le personnage de Mei devient pour le lecteur le symbole de la lutte, de la quête d'identité et de respect. Dans un style très épuré et poétique, l'auteur nous murmure les rêves, les désirs de Mei. Nous plongeons dans son cœur et dans son âme et nous ne pouvons qu'être touché et bouleversé. Dans un lieu où il est interdit de penser, ni même de songer à un ailleurs, à une possible liberté, Mei est rabaissée, ratatinée, écrasée. L'objet même de ses rêves sera celui qui la perdra.  
Bien entendu ce roman nous renvoie à notre vie de consommation et on ne peut s'empêcher de penser aux ouvrières, comme Mei, qui ont cousu les vêtements que nous portons. Sommes-nous, nous aussi, des briseurs de rêves? Combien d'heures de travail, de doigts abîmés, de cœurs enterrés pour que je puisse porter cette jupe? 
Un texte écrit d'une main fine, délicate et vraie. Une grande poésie, un personnage terriblement bouleversant, un cri de souffrance ... un hurlement muet.


" Onze heures du soir, collation de nuit. On est tous comme des morts-vivants. Même pas le courage de parler de Lin. Et arrivent ces interminables heures nocturnes. Ce ne sont d'ailleurs plus des heures ni des minutes, c'est un temps arrêté, mou, de souffrance, dans lequel on s'englue. Dix fois, cent fois, écarquiller les yeux pour chasser le flou, battre des paupières et, sans être vue, arrêter un instant pour se frotter les yeux, les tempes, retrouver un semblant de lucidité. Les néons clignotent. Par moments, je crains de devenir aveugle avant le jour. Les machines continuent de vrombir avec régularité, mais c'est le seul bruit discernable, plus de cris des contremaîtres, plus d'ordres lancés à tue-tête, plus de haut-parleurs, il y a comme un silence, en dépit du bruit sourd des moteurs. J'ai atrocement mal à la nuque. Les points douloureux sont de plus en plus précis. Je change de position, sans cesse, tente de me redresser mais ne tiens pas. Je m'empêche constamment de tout faire valser, de fondre en larmes comme un enfant qui croit encore que pleurer de rage changera les choses, pourra les arrêter. Je souffle, je souffle, tenir. La fatigue, commence à me submerger, la douleur devient si aiguë qu'elle en est insupportable... Mais c'est le chant du premier oiseau du matin. S'accrocher, se réveiller, se secouer. Le tas de tissus de la découpe a considérablement diminué. On est en train de coudre nos dernières pièces, les dernières, toutes dernières... "
(La fabrique du monde, S. Van der Linden, Buchet Chastel, 2013, p47/48)

(Source image : Extrait du film La tisseuse

lundi 1 septembre 2014

" ... les gens se disputent quand ils s'aiment, mais qu'ils ont conservé leur personnalité et qu'ils vivent dans le monde réel "

Freedom 
Jonathan Franzen

Edition de l'olivier, 2011.


Patty a décidé une fois pour toutes d’être la femme idéale. Mère parfaite, épouse aimante et dévouée, cette ex-basketteuse ayant un faible pour les bad boys a fait, en l’épousant, le bonheur de Walter Berglund, de St Paul (Minnesota). A eux deux, ils forment le couple « bobo » par excellence. En devenant madame Berglund, Patty a renoncé à bien des choses, et d’abord à son amour de jeunesse, Richard Katz, un rocker dylanien qui se trouve être aussi le meilleur ami de Walter. Freedom raconte l’histoire de ce trio, et capture le climat émotionnel, politique et moral des Etats-Unis de ces 30 dernières années, dans une tragi-comédie d’une incroyable virtuosité. Comment vivre ? Comment s’orienter dans une époque qui semble devenue folle ? Jonathan Franzen relève le défi et tente de répondre à cette question, avec cette histoire d’un mariage d’une implacable cruauté.


J'ai terminé Freedom hier et je ne sais toujours pas ce que je vais écrire. Je suis dans le flou. Ce roman ne laisse pas indifférent et je pense qu'il est très difficile d'en parler. Cet avis risque d'être décousu et assez plat, je m'en excuse (mon esprit de jeune maman ne doit pas aider).
Freedom est le roman étasunien contemporain par excellence. On y retrouve plusieurs thèmes chers aux plumes actuelles, tels que l'illusion du rêve américain et de ses libertés, le désir d'apparence et de perfection, la politique, la recherche d'identité, ... Si on aime la littérature américaine, amère et satirique, Freedom est sans aucun doute un roman à lire. Véritable saga familiale (sans aucun souffle romanesque ... les amoureux des textes "échevelés" et romantiques, passez votre chemin), Franzen nous plonge sur plusieurs décennies dans l'histoire de la famille Berglung. Freedom est un roman extrêmement complexe et très ambitieux. Il y a beaucoup de choses dans ces 700 pages : la quête de la liberté, l'opposition désir/sentiment, le conflit de générations, l'écologie, .... Ce trop plein d'idées aurait pu être un défaut (je l'ai longtemps pensé durant ma lecture), mais devient rapidement une qualité. L'ambition de Franzen est contrôlée, maîtrisée. Il sait où il va. En tant que lecteurs, il nous faut juste l'accepter. Il y a beaucoup de choses, l'ensemble manque cruellement de fraîcheur, mais c'est ce qui fait la qualité de ce roman. Il respire l'Amérique, ses excès, ses doutes, ses ambitions, ses contradictions. Mon sentiment face à ce roman se résume à ça : contradiction. Chaque défaut se transforme rapidement en qualité. Le roman est long et aurait pu être plus concis ... mais il n'aurait pas la même force, la même profondeur. Chaque mot est utile, chaque scène a son importance. Les personnages ne sont pas attachants, ils sont trop particuliers et compliqués pour qu'on s'identifie à eux .... mais c'est ce qui les rend si terriblement humains et vivants, et lorsque arrivent les dernières pages si touchantes, on se rend enfin compte qu'au fond de nous, on les aime. L'écriture de Franzen est trop distante, trop froide, trop peu poétique et parfois bien trop crue ... mais grâce à ça, il nous laisse libre d'analyser les actes et les désirs des personnages, de penser par nous-mêmes. Il ne vient pas systématiquement nous embellir la situation ou nous la décortiquer, nous expliquer chaque symbole, chaque image.  
Je me rends bien compte que je ne suis pas très claire, mais écrire un avis sur Freedom est vraiment complexe. J'ai eu la sensation jusqu'à la dernière page d'être incapable de dire si j'avais aimé ou non ce roman. Il se lit vite, il est bien écrit, très travaillé et intelligent mais parfois le propos de l'auteur, les personnages eux-mêmes ou bien l'écriture m'ont énervée, titillée, exaspérée. Si Franzen cherche à nous secouer, il réussit son pari. Je pense vraiment que Freedom est un roman que l'on peut soit adorer, soit détester. Après de longues hésitations, malgré mes coups de colère, mes doutes, mes interrogations, je dois avouer que j'ai beaucoup aimé Freedom. C'est un roman marquant. J'aurai longtemps en tête l'histoire de la famille Berglund, la fragilité de Patty et l'émouvant Walter. J'ai mis du temps à les comprendre, mais une fois cela fait, je les ai aimés profondément. Franzen ne cherche pas à créer des héros parfaits. Nous pourrions croiser Walter, Patty, Joey ou Jessica dans la rue et comme des personnes réels, je les ai rencontrés, je me suis vite rendue compte que ça ne collerait pas entre nous, puis j'ai appris à les connaître, j'ai compris, pardonné, accepté. 
Je vous conseille vraiment de vous pencher sur Freedom. Que vous y adhériez ou non, c'est un roman qui mérite que l'on s'y intéresse. Surtout si vous aimez la littérature étasunienne. Je pense vraiment qu'il me marquera longtemps ... 

" -  … Les gens parlent du caractère paisible de la nature, mais moi, ça me paraît être tout le contraire de paisible. C’est une tuerie constante. C’est encore pire que les êtres humains.
- Pour moi, dit Walter, la différence, c’est que les oiseaux ne tuent que parce qu’ils doivent manger. Ils ne le font pas par colère ni gratuitement. Ce n’est pas névrotique chez eux. Pour moi, c’est ça qui rend la nature paisible. Les choses vivent ou ne vivent pas, mais l’ensemble n’est pas empoisonné par le ressentiment, la névrose et l’idéologie. "
(Freedom, J. Franzen, l'olivier, 2011)

(Source image : cahierslibres.fr)