lundi 30 mai 2016

Le mois anglais

Le mois dédié à l'Angleterre est de retour!


Comme chaque année, je suis prête. 
Lectures, tea time et bonne humeur.

Pour les infos, c'est chez Lou ou Cryssilda.


samedi 28 mai 2016

Murs sanguinolents et autres soucis ésotériques

Les brumes de l'apparence
Frédéric Deghelt

Babel, Actes Sud, 2015.

Quand un notaire de province lui annonce qu’elle hérite d’une masure au milieu de nulle part dans l’isolement d’une forêt, décidée dans l’instant à s’en débarrasser, Gabrielle (parisienne, quarante ans) s’élance sur les routes de France pour rejoindre l’inattendu lieu-dit, signer sans état d’âme actes de propriété et autres mandats de mise en vente, agir avec rigueur et efficacité.

Un paysage, un enchevêtrement d’arbres et de ronces à l’abandon, où se trouve blottie depuis des décennies une maison dont une seule pièce demeure à l’abri du ciel, dix hectares alentour, traversés par le bruissement d’une rivière et d’une nature dévorante. Tel est le territoire que découvre Gabrielle, insensible à la beauté étrange, voire menaçante, des lieux, après des heures de route.
Contrainte de passer la nuit sur place, isolée, sans réseau téléphonique, Gabrielle s’endort sans avoir peur. Mais son sommeil est peuplé de rêves, d’odeurs de fleurs blanches et de présences.
Dans les jours qui suivent, toutes sortes de circonstances vont l’obliger à admettre ce qu’elle refuse de croire : certains lieux, certaines personnes peuvent entretenir avec l’au-delà une relation particulière. 

Tout comme pour La grand-mère de Jade me voilà bien embêtée. 
Bien que plongée dans ce roman assez prenant, je ne vous cache avoir été souvent énervée par le style et l'écriture de Frédérique Deghelt. 
Mon amour des classiques anglais m'a fait apprécier la lecture de cette étrange histoire gothique, pleine de bruits, de cris, de sangs et de secrets inavoués. J'ai toujours ouvert mon roman avec bonheur, emmitouflée sous ma couette. Frédéric Deghelt nous embarque dans l'histoire de Gabrielle, femme mûre, rationnelle et citadine. Etant amoureuse de la simplicité et de la beauté de la campagne, j'ai aimé voir Gabrielle se laisser convaincre par la magie de la nature. Sa belle masure me tendait les bras et j'ai bien eu envie de la rejoindre entre ces quatre murs douillets et réconfortants. Le roman est captivant, certaines scènes font froid dans le dos, d'autres font sourire ou serrent le cœur. 
Pourtant, l'écriture ne m'a pas convaincue. Le temps employé rend le texte parfois superficiel. Je n'ai pas aimé l'emploi permanent du présent. Le texte manque de naturel. On aurait pu avoir la sensation que Gabrielle nous conte en direct son histoire, mais ça ne marche pas. L'emploi du présent nécessite selon moi une grande maîtrise de l'esprit humain, des émotions, un talent particulier pour avoir le mot juste. J'étais parfois à côté des émotions de l'héroïne.
L'ensemble de l'intrigue est trop téléphoné, trop rapide, peu crédible aussi dans les sentiments et dans les actes des personnages. J'ai trouvé la fin assez ridicule et sans lien avec le reste du texte. A croire que Frédérique Deghelt ne savait pas comment conclure. Les grandes tirades "masturbatrices" de Richard, assommantes et peu compréhensibles, ne m'ont pas passionnée. Quant au chapitre final, il aurait pu être beau, mais il est en décalage avec le reste du roman. Il est collé là, sans raison.
Je suis bien triste d'être aussi dure avec un roman que j'ai pourtant lu avec plaisir et qui m'a transportée. Mais certains aspects de l'écriture m'ont agacée.
Un texte assez palpitant à lire, un univers envoûtant, original et agréable, mais, en ce qui me concerne, j'ai été gênée par la faiblesse du style et de l'écriture. 
" Il y a un an, je ne connaissais ni cet endroit, ni Jean-Pierre, ni Richard. J'ai passé la soirée de mes trente-neuf ans dans un restaurant chic et branché avec quelques amis qui n'étaient pas les miens, mais ceux de Stan. Est-ce que je me rendais compte de ce ça peut être, offrir à quelqu'un quelque chose qui est réellement pour lui, une surprise à laquelle on a pensé en se demandant ce qui va pouvoir vraiment lui donner du bonheur ? "(Les brumes de l'apparence, Deghelt, abel, 2015, p290-291)

(Photos : Romanza2016)

mercredi 18 mai 2016

" Haïr quelqu'un c'est lui accorder une existence "

Le premier amour
Sandor Marai

Challenge Myself 2016

 Le livre de poche, 2010.

Dans une petite ville de la province hongroise, un respectable professeur de latin mène une vie terne et solitaire, dénuée de surprise. Lorsqu’il entreprend de tenir son Journal, pour « faire passer le temps », cette apparente tranquillité vole en éclats. Au fur et à mesure qu’il confie les menus faits et gestes de ses journées, des bribes de souvenirs d’enfance lui reviennent, la glace qui recouvrait ses émotions se craquelle, et sa propre vérité surgit enfin. Cette première fêlure en annonce une autre, qui va faire basculer sa vie : un premier amour, violent, tardif, ravageur…

Sandor Marai est un auteur qui m'attire depuis longtemps. Pourtant, notre première rencontre fut en demi-teinte. Lorsque j'ai lu Les mouettes, je n'ai pas été envoûtée. Manque de naturel, une certaine supériorité dans le style, Sandor n'avait pas réussi à me convaincre. J'étais cependant bien décidée à redonner une chance à cet auteur hongrois terriblement tentant. J'ai donc lu Le premier amour. J'ai adoré. Cette histoire étrange, particulière, complexe m'a totalement séduite. 
Un professeur de latin nous livre ses émotions, ses questionnements. Profondément seul, il tient un journal pensant contrôler sa vie et maîtriser à la seconde près son emploi du temps. Au fil des pages, nous prenons conscience que cet étrange narrateur est plus torturé que l'on ne croyait. Marqué par la solitude, enfermé dans ses névroses, notre héros nous livre sans s'en rendre véritablement compte le récit de sa chute. Le premier amour nous offre une prouesse d'analyse psychologique. Très complexe, la figure du héros demanderait plusieurs heures de discussions et de réflexions. Nous assistons à la dissection méticuleuse de la solitude et de ses conséquences. Totalement isolé et ne se livrant jamais aux autres, le narrateur ne comprend pas ses émotions, ne sait pas les analyser. 
J'ai été totalement emportée par ce récit aux allures de simple journal, celui d'un professeur narrant ses heures de cours et parlant du rapport entretenu avec ses élèves, mais cachant un travail incroyable et une grande finesse d'analyse. J'ai parfois souri des réactions du narrateur, mais j'ai souvent été bousculée, mal à l'aise, pleine d'interrogations. Sandor Marai joue avec nous, tout comme il joue avec son personnage
Il y a du Zweig pour la profondeur, du Dostoïevski pour la noirceur, mais un style unique, jamais lu jusqu'alors. 
Un grand auteur que je relirai très vite. 
Un grand roman psychologique à découvrir
" Une force me contraint à penser à des faits, à des gens qui ne viennent ni d'hier ni d'avant-hier mais d'un monde très ancien, perdu. C'est comme si j'avais oublié les événements de ces dix, vingt dernières années. Comme si toute une série d'images s'était effacée. Des choses et des êtres d'une époque révolue, incroyablement ancienne, se projettent devant moi. Datant d'il y a cinquante ans. De mon enfance.Ces images tourbillonnent. Je n'arrive pas à en saisir une en particulier : elles sont claires et précises mais elles disparaissent aussitôt. "(Le premier amour, Sandor Marai, Le livre de poche, 2010, p77)

(Photos : Romanza2016)

mercredi 11 mai 2016

Pax romana

Mémoires d'Hadrien
Marguerite Yourcenar

 Folio, 2015.


Cette œuvre, qui est à la fois roman, histoire, poésie, a été saluée par la critique française et mondiale comme un événement littéraire. En imaginant les Mémoires d'un grand empereur romain, l'auteur a voulu «refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors». Jugeant sans complaisance sa vie d'homme et son œuvre politique, Hadrien n'ignore pas que Rome, malgré sa grandeur, finira un jour par périr, mais son réalisme romain et son humanisme hérité des Grecs lui font sentir l'importance de penser et de servir jusqu'au bout.

«... Je me sentais responsable de la beauté du monde», dit ce héros dont les problèmes sont ceux de l'homme de tous les temps : les dangers mortels qui du dedans et du dehors confrontent les civilisations, la quête d'un accord harmonieux entre le bonheur et la «discipline auguste», entre l'intelligence et la volonté.


J'ai eu la chance de lire ce roman en Italie, à Rome. Être, le matin, au cœur du Colisée et retrouver les pages des Mémoires d'Hadrien le soir lovée sous la couette n'a pas de prix.
C'est un roman riche, puissant, vibrant dont je vais avoir bien du mal à parler. C'est un texte qui mériterait une relecture. Il y a tant de choses dedans qu'il est difficile d'évoquer ce roman sans se sentir insipide. 
J'ai eu peur en l'ouvrant de trouver trop de pédantisme. J'y ai trouvé au contraire beaucoup d'humanité et de sensibilité. De façon décousue, l’empereur Hadrien livre à Marc Aurèle le récit de sa vie. Il erre dans ses souvenirs. On le suit. Tyran tout en étant philosophe et pacifique, je me suis attachée à cet empereur s'interrogeant sur sa vie. 
J'ai souvent lu, sur la toile, que ce roman était difficile à lire. Je n'ai pas ressenti ça. J'ai eu la chance d'être portée par le texte. Je l'ai trouvé fluide et envoûtant. Le style rigoureux et poétique de Yourcenar m'a séduite. Je m'y plongeais même avec délectation. Des paysages d'une grande beauté, des personnages vivants, une analyse fine de l'esprit d'un grand homme.
"Et c'est alors que m'apparut le plus sage de mes bons génies: Plotine. Il y avait près de vingt ans que je connaissais l'impératrice. Nous étions du même milieu; nous avions à peu près le même âge. Je lui avais vu vivre avec calme une existence presque aussi contrainte que la mienne, et plus dépourvue d'avenir. Elle m'avait soutenu, sans paraître s'apercevoir qu'elle le faisait, dans mes moments difficiles. Mais ce fut durant les mauvais jours d'Antioche que sa présence me devint inestimable, comme plus tard son estime le resta toujours, et j'eus celle-ci jusqu'à sa mort. Je pris l'habitude de cette figure en vêtements blancs, aussi simples que peuvent l'être ceux d'une femme, de ses silences, de ses paroles mesurées qui n'étaient jamais que des réponses, et les plus nettes possible. Son aspect ne détonnait en rien dans ce palais plus antique que les splendeurs de Rome: cette fille de parvenus était digne des Séleucides. Nous étions d'accord presque sur tout. Nous avions tous deux la passion d'orner, puis de dépouiller notre âme, d'éprouver notre esprit à toutes les pierres de touche. Elle inclinait à la philosophie épicurienne, ce lit étroit, mais propre, sur lequel j'ai parfois étendu ma pensée. Le mystère des dieux, qui me hantait, ne l'inquiétait pas; elle n'avait pas non plus mon goût passionné des corps. Elle était chaste par dégoût du facile, généreuse par décision plutôt que par nature, sagement méfiante, mais prête à tout accepter d'un ami, même ses inévitables erreurs. L'amitié était un choix où elle s'engageait tout entière; elle s'y livrait absolument, et comme je ne l'ai fait qu'à l'amour. Elle m'a connu mieux que personne; je lui ai laissé voir ce que j'ai soigneusement dissimulé à tout autre: par exemple, de secrètes lâchetés. J'aime à croire que, de son côté, elle ne m'a presque rien tu. L'intimité des corps, qui n'exista jamais entre nous, a été compensée par ce contact de deux esprits étroitement mêlés l'un à l'autre. " (p95/96)
Document politique, historique, philosophique, littéraire, Mémoires d'Hadrien est un texte très riche. Instructif tout en ayant l'aspect enveloppant d'un roman
Il faudrait en parler bien longtemps pour réussir à mettre en avant l'intelligence de ce roman. Il y a tant à dire et je n'arrive pas à écrire un mot convenable. 
Mémoires d'Hadrien est un très grand roman, ambitieux, complexe, profond, mais terriblement juste. 

(Pour l'anecdote, l'extrait ci-dessous a été lu dans le train. J'étais assise à côté de deux passagers, des amis vraisemblablement, d'une quinzaine d'années. Ils avaient l'air de très bien se connaître et de s'apprécier. Ils ont pourtant passé le trajet chacun greffé à son téléphone portable ... sans s'adresser un mot. Les paroles de Yourcenar ont tout de suite trouvé un écho). 
« Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l'esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d'imaginer des formes de servitude pires que les nôtres parce que plus insidieuses : soit qu'on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu'elles sont asservies, soit qu'on développe chez eux, à l'exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. A cette servitude de l'esprit, ou de l'imagination humaine, je préfère encore notre esclavage de fait. » 
(Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, Folio, p 129) 
(Photos : Romanza2016)